Citation de Pablo Neruda

jeudi 29 janvier 2009

LA LETTRE DES CUBAINS

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LE 21 OCTOBRE 1971 NERUDA REÇOIT LE PRIX NOBEL DE LITTÉRATURE. 

Il y avait longtemps que les écrivains péruviens parmi lesquels j'ai toujours compté beaucoup d'amis, sollicitaient pour moi de leur pays une décoration nationale. J'avoue que les décorations me paraissent un peu ridicules. Celles que j'ai - elles sont rares - ont été épinglées sans amour à ma poitrine, pour des fonctions exercées, des services consulaires, c'est-à-dire par obligation ou par routine. Un jour où je passais à Lima, Ciro Alegria, le grand romancier de, Chiens affamés, alors président des Écrivains péruviens, avait insisté pour qu'on me décore dans sa patrie. Mon poème Hauteurs de Macchu-Picchu était devenu un élément de la vie péruvienne; j'avais peut-être réussi à exprimer dans ces vers des sentiments qui gisaient endormis comme les pierres de la monumentale construction. D'autre part, le Président de l'époque, l'architecte Belaunde, était mon ami et mon lecteur. Même si la révolution qui devait l'expulser avec violence a donné au Pérou un gouvernement inespérément ouvert aux nouveaux chemins de l'histoire, je continue à croire que l'architecte Belaunde fut un homme d'une honnêteté irréprochable, attelé à des tâches chimériques qui finalement le détournèrent de la réalité terrible, et le séparèrent d'un peuple qu'il aimait.

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PABLO NERUDA ET L'INTELLECTUEL ET ÉDUCATEUR PÉRUVIEN JOSÉ URIEL GARCÍA À MACHU PICCHU, 1943


J'acceptai une décoration que je devais non plus à des fonctions consulaires mais à l'un de mes poèmes. Et puis, et ce n'était pas la moindre raison, les peuples du Chili et du Pérou gardent encore ouvertes bien des blessures. Si les sportifs, les diplomates et les hommes d'État doivent s'efforcer d'étancher le sang du passé, les poètes, dont le cœur a moins de frontières, ne peuvent que se joindre à eux.

À peu près à la même époque, je me rendis aux États-Unis, à un congrès du Pen Club International. Parmi les invités se trouvaient mes amis Arthur Miller, les Argentins Ernesto Sábato et Victoria Ocampo, le critique uruguayen Emir Rodriguez Monegal, le romancier mexicain Carlos Fuentes. Il y avait aussi présents des écrivains de presque tous les pays socialistes européens.

On me fit savoir à mon arrivée que les écrivains, cubains avaient été également invités. Le Pen Club, surpris de ne pas voir Alejo Carpentier, me demanda d'essayer d'éclaircir l'affaire. Je m'adressai au représentant de Prensa Latina à New York, lequel m'offrit de transmettre un message à Carpentier.

La réponse, à travers Prensa Latina, fut que celui-ci ne pouvait venir, l'invitation étant arrivée trop tard et le visa nord-américain n'étant pas prêt. Quelqu'un mentait en l'occurrence : les visas avaient été délivrés depuis trois mois et depuis trois mois aussi les Cubains étaient au courant de l'invitation et l'avaient acceptée. On comprend qu'il y avait eu une décision supérieure de non-participation au dernier moment.

Je fis comme d'habitude. Je donnai mon premier récital de poésie à New York, avec un public si nombreux qu'on dut installer des écrans de télévision à l'extérieur du théâtre pour que les quelques milliers de spectateurs sans places puissent me voir et m'entendre. Je fus bouleversé par l'écho que mes poèmes, violemment anti-impérialistes, trouvaient dans le cœur du peuple américain. Je compris là bien des choses, comme plus tard à Washington et en Californie, lorsque les étudiants et les petites gens manifestèrent leur approbation à mes paroles qui flétrissaient l’impérialisme. Je constatai sur le vif que les ennemis nord-américains de nos peuples étaient également let ennemis du peuple nord-américain.

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REVUE LIFE EN L'ESPAGNOL DU 1 AOÛT 1966
On me fit quelques entrevues. La revue Life en espagnol, dirigée par des Latino-américains arrivistes déforma et mutila mes opinions. Rien ne fut rectifié quand je le demandai. Ce qui n'a pas une énorme importance. Dans un des paragraphes supprimés, je condamnais l'agression au Viêt-Nam, et dans l'autre je parlais d'un leader noir qu'on venait d'assassiner. Des années plus tard, la journaliste qui avait rédigé l'entra tien reconnut qu'on l'avait censuré.

J'appris durant ma visite - ce qui fait honneur à mes camarades écrivains nord-américains - qu'ils avaient dû exercer une pression sans faiblesse pour obtenir mon visa d'entrée aux États-Unis. Ils en étaient arrivés à menacer, semble-t-il, le Département d'État d'une motion réprobatrice du Pen Club, s'il continuait à me refuser l'autorisation. Dans une réunion publique: où on lui remettait une distinction, Marianne Moore, la personnalité la plus respectée de la poésie nord-américaine, avait pris la parole pour se réjouir que l'unité des poètes eût permis mon entrée légale dans le pays. On m'a raconté que son intervention, vibrante et émouvante, avait été l'objet d'une énorme ovation.

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PHOTOGRAPHIE DE MARIANNE MOORE PAR CARL VAN VECHTEN, LE 13 NOVEMBRE 1948. SOURCE WIKIPÉDIA

Ce qui est sûr et inouï c'est qu'après cette tournée marquée par mon activité politique et poétique la plus combative, et destinée surtout à défendre et à faire appuyer la révolution cubaine, je reçus, à peine rentre au Chili, cette célèbre lettre perfide des écrivains cubains m'accusant rien moins que de soumission et de trahison. Je ne me souviens plus des termes employés par mes censeurs. Mais je peux dire qu'il: s'érigeaient en professeurs ès révolutions, en magisters des normes qui doivent régenter les écrivains gauche. Avec arrogance, insolence et flatterie, ils pie tendaient corriger mon activité poétique, sociale révolutionnaire. Ma décoration pour avoir chanté le Macchu-Picchu et ma présence au congrès du Pen Club; mes déclarations et mes récitals; mes paroles et mes actes condamnant le système nord-américain, alors que j'étais dans la gueule du loup ; tout était mis en doute, falsifié ou calomnié par ces écrivains dont beaucoup avaient rejoint depuis peu le camp révolutionnaire et dont beaucoup aussi étaient payés à juste ou injuste titre par le nouvel État cubain.

Ce sac d'injures se gonfla d'un grand nombre de signatures demandées avec une spontanéité suspecte du haut des tribunes des sociétés d'écrivains et artistes. Des préposés couraient à travers La Havane réunir les signatures de corps entiers de musiciens, de danseurs et d'artistes plastiques. On appelait, pour qu'ils signent, les nombreux artistes et écrivains de passage qui avaient été généreusement invités à Cuba et qui remplissaient les hôtels de luxe. Quelques-uns des écrivains dont les noms apparurent imprimés au bas du document injuste m'ont fait parvenir plus tard des démentis discrets : « Je n'ai jamais signé; j'ai eu connaissance du texte seulement après avoir vu ma signature, que je n'ai jamais donnée. » Un ami de Juan Marinello m'a confié qu'il fut lui-même victime de la manœuvre, mais je n'ai jamais pu le vérifier. Avec d'autres, oui. De toute façon, il fallait que l'affaire fasse boule de neige ou plutôt boule de concussion politique. À Paris, à Madrid et dans d'autres capitales, on créa des agences spéciales, destinées à expédier en masse la lettre mensongère. Il en partit des milliers de copies, par paquets de vingt ou de trente, adressées surtout de Madrid. Il était à la fois sinistre et drôle de recevoir ces enveloppes tapissées de portraits philatéliques de Franco, et à l'intérieur desquelles on accusait Pablo Neruda d'être un contre-révolutionnaire.

Ce n'est pas à moi d'éclaircir les raisons d'une telle fureur : la fausseté politique, les faiblesses idéologiques, les ressentiments et jalousies littéraires, bien des éléments ont pu fomenter cette bataille de beaucoup, contre un seul. On m'a dit plus tard que les rédacteurs enthousiastes de la fameuse lettre, les promoteurs, les chasseurs de signatures, avaient été l’écrivain Roberto Fernandez Retamar, Edmundo Desnoes et Lisandro Otero. Je ne me souviens pas d'avoir lu jamais, ni connu personnellement, Desnoes et Otero. Retamar, oui. À La Havane et à Paris, il m’avait poursuivi de son adulation. Il me répétait qu'il avait publié beaucoup de prologues à mes ouvres, beaucoup d'articles élogieux. Je ne l'ai jamais considéré comme une valeur, mais comme un arriviste politique et littéraire. Un parmi tant d'autres !

Peut-être mes détracteurs s'imaginaient-ils pouvoir me blesser ou me détruire en tant que militant révolutionnaire.

Quand j'arrivai rue Teatinos, à Santiago du Chili exposer pour la première fois l'affaire devant le Comité; central du Parti, celui-ci avait déjà son opinion, au moins en ce qui concernait l'aspect politique.

- Il s'agit de la première attaque contre notre Parti chilien, me dit-on. On vivait alors de sérieux conflits. Les communistes vénézuéliens, mexicains et autres, n'étaient pas d'accord, idéologiquement, avec les Cubains. Plus tard, en de tragiques circonstances mais silencieusement, les Boliviens aussi divergèrent.


Le Parti communiste chilien décida de me remette en séance publique la médaille Recabarren, récemment créée et destinée aux meilleurs militants. C'était une réponse laconique. Notre parti supporta intelligemment cette période de divergences, il persista dans sa volonté d'analyser de l'intérieur nos désaccords. Avec le temps, toute ombre de lutte a disparu et existe entre les deux partis les plus importants l'Amérique latine une entente claire et des rapports fraternels.

Quant à moi, je suis toujours celui qui a écrit Chanson de geste. Je reste attaché à ce livre, le premier consacré intégralement par un poète à la gloire de la révolution cubaine.

Je comprends, bien entendu, que les révolutions et surtout les hommes qui les font, tombent de temps en temps dans l'erreur et l'injustice. Les lois non écrites de l'humanité enveloppent dans le même drap révolutionnaires et contre-révolutionnaires. Personne ne peut échapper à l'erreur. Un élément aveugle, un tout petit élément aveugle à l'intérieur d'un processus, n'a pas d'importance si la cause est grande. Personnellement, je n'ai jamais cessé de chanter, d'aimer et de respecter la révolution cubaine, le peuple de Cuba, les nobles protagonistes de son destin.

Mais tout homme a ses faiblesses et les miennes sont nombreuses. Par exemple, je n'aime pas renoncer à mon orgueil de combattant révolutionnaire intransigeant. C'est peut-être pourquoi j'ai refusé jusqu'à présent et à jamais de tendre la main à ceux qui, consciemment ou inconsciemment, ont signé cette lettre qui reste pour moi une infamie.

J'avoue que j'ai vécu, La poésie est un métier, p 478. Editions Gallimard, 1975, Traduction de Claude Couffont



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