Citation de Pablo Neruda

lundi 10 février 2014

AUX RACINES DE L'IDENTITÉ NATIONALE

Candidat, Nicolas Sarkozy ne cessa d'utiliser l'expression ; au lendemain de son élection, il la reprit pour baptiser un ministère ; depuis le 2 novembre, son gouvernement en fait le thème d'un » grand débat» , auquel les citoyens sont invités à participer : en un peu plus de deux ans, l'« identité nationale »  a envahi l'espace politique et la scène médiatique. Singulière fortune pour une notion dont l'emploi, il n'y a pas si longtemps, était inenvisageable. Et pour cause : elle n'existait pas.

par Thomas Wiede paru dans Le Monde du 10.11.2009 

Quand l'expression est-elle apparue dans la langue française ? « Seulement dans les années 1980 », répond l'historienne Anne-Marie Thiesse, directrice de recherche au CNRS et auteur de La Création des identités nationales. Europe XVIIIe - XXe siècle (Seuil, 1999). Une plongée dans le catalogue de la Bibliothèque nationale de France (BNF) le confirme : le premier livre dont le titre contient l'expression « identité nationale »  a été publié en 1978 (un essai sur le poète chilien Pablo Neruda)[1].

Fait révélateur : quand Fernand Braudel entreprit, à la fin de sa vie, une étude sur L'Identité de la France (parue en 1986, quelques mois après sa mort), il reconnut lui-même que l'emploi du terme ne lui avait pas été naturel : « Le mot m'a séduit, mais n'a cessé, des années durant, de me tourmenter » , confiait l'historien. Nul mieux que l'écrivain péruvien Mario Vargas Llosa ne sut expliquerl'opprobre qui frappait à l'époque la référence au « national »  : « Si l'on considère le sang qu'elle a fait couler au cours de l'histoire, (...) l'alibi qu'elle a offert à l'autoritarisme, au totalitarisme, au colonialisme, aux génocides religieux et ethniques, la nation me semble l'exemple privilégié d'une imagination maligne. » 

Aujourd'hui, Braudel se sentirait moins seul : selon la BNF, 30 livres portant dans leur titre l'expression « identité nationale »  ont été publiés en France depuis 2000. Soit autant en dix ans qu'au cours des vingt années précédentes.

Si l'expression s'est répandue dans les années 1980, sa généalogie mérite toutefois d'être rappelée. « C'est aux Etats-Unis, dans les années 1960, que des sociologues comme Erving Goffman ont commencé à appliquer la notion d'identité à des groupes, explique Anne-Marie Thiesse. Les premiers à se l'approprier furent les femmes et les Noirs, c'est-à-dire des groupes victimes de discriminations pour lesquels l'affirmation d'une identité était une façon deretourner le « stigmate »  qui les différenciait en en faisant un élément de fierté.» 

L'historienne insiste sur l'importance du sentiment de vulnérabilité qui est à l'origine des revendications identitaires : » C'est quand il se sent menacé qu'un groupe éprouve la nécessité de radicaliser sa différence par rapport aux autres, explique-t-elle. Ce n'est pas un hasard si l'expression « identité nationale »  est apparue dans les années 1980, quand la France perdait son leadership et se sentait, du coup, plus vulnérable.»  L'époque où le Front national s'est installé dans le paysage politique, et où l'immigration est devenue un sujet porteur en période électorale.

Le thème du « déclin français », reconnaît Anne-Marie Thiesse, ne date pas des années 1980. Mais un facteur, selon elle, explique que la nation ait alors constitué une sorte de refuge identitaire : « C'est une époque où il est devenu plus difficile de mobiliser d'autres identités, comme l'identité de « classe»  par exemple, touchée par le déclin du marxisme.»  Un sentiment commun de vulnérabilité, ajouté à une crise des idéaux collectifs de substitution : tel serait donc le terreau qui aurait permis au thème de l'« identité nationale » de prospérer dans les deux dernières décennies.

Si la notion d'identité, accolée à l'adjectif « national », est une invention récente, le sentiment national est pour sa part beaucoup plus ancien - dans le cas français, la fin du Moyen Age ayant constitué sans doute un moment inaugural, comme l'a jadis montré Colette Beaune (Naissance de la Nation France, Gallimard, 1985). Ce n'est toutefois pas avant le XIXe siècle que les nations se sont formées en tant que corps politiques adossés à une culture.

Période d'épanouissement - et de succès dans les cas italien et allemand - des grands « mouvements nationalitaires » , laboratoire des nationalismes (en France, le terme est apparu dans les années 1890), le XIXe siècle est aussi celui où les nations européennes se sont inventé une « âme »  ou un « génie ». Toutes, pour cela, ont « bricolé »  ce que l'ethnologue Orvar Löfgren a appelé fort justement un « kit »  identitaire. Une sorte de check-list dont les mêmes éléments se sont combinés un peu partout au même moment : une histoire multiséculaire, des ancêtres fondateurs (les Gaulois pour les Français, les Daces pour les Roumains, les Huns pour les Hongrois...), des héros, une langue, un folklore, une gastronomie. » Les nations se sont formées les unes par rapport aux autres à partir de procédés standardisés. La construction des identités nationales fut avant tout un phénomène transnational », explique Anne-Marie Thiesse.

A partir de ce socle commun, différentes conceptions de la nation se sont toutefois confrontées. Pendant longtemps, il fut à la mode d'opposer une» conception française»  de la nation, fondée sur l'idée d'adhésion volontaire, à une « conception allemande » , fondée sur l'exaltation des origines. Le contrat social contre le Volksgeist (esprit du peuple), le droit du sol contre le droit du sang, la nation révolutionnaire contre la nation romantique.

Aujourd'hui, la plupart des historiens jugent cette opposition trop simpliste. » A l'intérieur même de la France, ces deux théories ont existé, rappelle ainsiMichel Winock, professeur émérite à l'Institut d'études politiques de Paris, dont plusieurs articles sur l'idée nationale viennent d'être republiés (Le XXe siècle idéologique et politique, Perrin). Il y a un «nationalisme fermé »  et un « nationalisme ouvert ». Le « fermé », c'est celui de Barrès et de Maurras. C'est l'idée qu'on ne devient pas français, mais qu'on l'est parce que ses ancêtres l'étaient. C'est le culte de l'enracinement, l'accent mis sur l'hérédité, d'où la référence constante, chez Barrès, à la « terre »  et aux « morts ». En France, ce nationalisme-là s'est moins fondé sur la race que sur l'identité catholique, ce qui explique, autant qu'un rejet des immigrés, une tendance à vouloir démasquer les «mauvais Français»  - c'est-à-dire, à la fin du XIXe siècle, les juifs et les protestants. En face, vous avez le nationalisme «ouvert », républicain, celui qui, dans le sillage de 1789, pense la nation comme le résultat de la volonté générale. » 

Si une phrase de Barrès résume la première conception (« Le nationalisme, c'est l'acceptation d'un déterminisme », 1902), c'est une conférence d'Ernest Renan, prononcée en 1882 à la Sorbonne, qui est souvent citée comme fondatrice de la seconde. A la question « Qu'est-ce qu'une nation ?» , l'historien répondait que celle-ci ne se définissait ni par la race, ni par la langue, ni par la religion, ni par la géographie, ni même par une communauté d'intérêts. Pour lui, la nation était une « grande solidarité » , constituée par » les sacrifices que l'on a faits et ceux que l'on est disposé à faire encore» . Si « elle suppose un passé» , elle ne se conçoit pas sans » le désir clairement exprimé de continuer la vie commune» . Une formule a fait florès : « L'existence d'une nation est (...) un plébiscite de tous les jours comme l'existence de l'individu est une affirmation perpétuelle de vie. » 

Cette définition volontariste de la nation - Renan parle du « désir de vivre ensemble »  - repose sur l'adhésion à un certain nombre de valeurs communes. Comme le rappelle l'historien Vincent Duclert, professeur agrégé à l'Ecole des hautes études en sciences sociales et auteur de La France, une identité démocratique (Seuil, 2008), c'est à la toute fin du XIXe siècle, dans le contexte d'une République à la fois conquérante et contestée, dans ces années où le régime dut faire face à deux crises majeures (le boulangisme et l'affaire Dreyfus), que ces « principes fondamentaux »  se sont cristallisés. » Dans une République qui n'avait pas véritablement de Constitution, observe l'historien, ce sont les grandes lois qui ont servi de textes fondateurs : sur la liberté de la presse (1881), sur l'école (1881-1882), sur les syndicats (1884), sur la liberté d'association (1901), sur la séparation des Eglises et de l'Etat (1905)...»

Au fil du temps, cette » identité démocratique»  n'a cessé de s'enrichir : sous le Front populaire, avec les lois sur les congés payés ; à la Libération, quand les femmes ont obtenu le droit de vote et que la Sécurité sociale a été créée ; en 1981, avec l'abolition de la peine de mort... L'existence de ce » patrimoine commun de droits et de libertés» , dont la liste est par définition ouverte, constitue ce que Vincent Duclert appelle donc l'identité démocratique de la France - expression qu'il préfère à celle d' identité nationale, dans la mesure où elle met l'accent sur un » projet politique»  en devenir plutôt que sur une » définition essentialiste»  fixée une fois pour toutes.

La combinaison d'un héritage commun et d'une espérance partagée, une définition reposant paradoxalement sur le refus d'une définition trop précise... AuMonde, qui lui demanda en 1985 s'il lui était possible de donner un contenu à la notion d'« identité de la France », Fernand Braudel répondit : « Oui, à condition qu'elle laisse place à toutes les interprétations, à toutes les interventions. (...)Il y a une identité de la France à rechercher avec les erreurs et les succès possibles, mais en dehors de toute position politique partisane.»  Avant de formuler cette injonction : « Je ne veux pas qu'on s'amuse avec l'identité. » 
Thomas Wiede


[1] Titre Neruda, poete chilien. Les Trois Résidences: «  identité nationale et conscience latino-américaine? » , Les Cahiers du Centre d'Etudes et de Recherches Marxistes. Auteurs Eugenia Neves, Jean Laïlle, Marie Laïlle Éditeur Centre d'Etudes et de Recherches Marxistes, 1978

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